Parmi les animateurs du débat, Philippe Escande, éditorialiste des Echos et excellent observateur des tendances de la révolution numérique.
Vous trouverez ci-dessous un compte-rendu exhaustif des questions-réponses de la soirée.
Introduction de Philippe Escande :
France Télécom a vu une succession de patrons avec des styles bien différents : Michel Bon en 1995, ensuite Thierry Breton, manager de guerre, qui le premier a imposé la contrainte des tensions budgétaires, et puis Didier Lombard qui a poursuivi une mutation à marche forcée.
Fin 2009 c’est l’arrivée de Stéphane Richard, ancien Directeur de Cabinet de Christine Lagarde, HEC, ENA, Inspection des finances.
Les Echos : L’entreprise doit répondre aux marchés. La croissance des télécoms est révolue. Comment réveiller le marché des télécoms ?
Stéphane Richard : ce qui frappe en arrivant chez France Télécom c’est sa force, sa puissance. Le groupe compte 180.000 salariés, 50 Md € de chiffre d’affaires, une marge de 16 Md€ et 8 Md€ de cash flow libre. Il s’agit d’un groupe qui aujourd’hui a une situation financière saine. C’est le 5ème groupe mondial de télécom. Il a le meilleur rating. Pour donner un exemple, lorsque FT va sur le marché des obligations en euros, ils empruntent à des taux inférieurs à ceux de l’état français. L’activité est équilibrée entre la France et l’international (50-50). L’équilibre est aussi dans les pays : France Télécom est présente dans un peu plus de 30 pays : aucun n’est en situation déficitaire. Cette présence est un atout de taille.
Je constate une certaine noirceur dans le regard des marchés sur l’industrie des télécoms. Personne ne voit de croissance ou d’avenir chez les opérateurs télécoms, que l’on appelle souvent tout simplement des « carriers », des transporteurs de données. On voit les télécoms comme une valeur de rendement non pas comme une valeur de croissance. En général le secteur est composé d’entreprises dont le CA est stable ou en légère croissance.
La première question à laquelle on a envie de s’attaquer est celle des vecteurs de croissance dans cette industrie. Il y a un décalage entre la puissance des groupes télécom internationaux (des groupes comme Telefonica, France Télécom, Deutsche Télécom et Vodafone représentent à eux seuls 1 millions de salariés) et la perception du marché.
Je pense que les vecteurs de croissance du secteur sont partout : dans les usages, dans les abonnés… Aujourd’hui il ya 5 milliards de téléphones mobiles en activité dans le monde. On ira rapidement vers un téléphone par habitant sur la planète. En Egypte, par exemple, France Télécom compte 26 millions de clients : c’est plus qu’en France. Par ailleurs, on assiste à l’arrivée des réseaux à très haut débit dans le fixe et le mobile qui va déboucher vers une formidable explosion des usages. Donc il y a de la croissance !
Je pense que France Télécom doit revenir à son corps de métier et capter une part de la croissance et de la valeur future. Il y a 3 vecteurs majeurs de croissance :
1. Les réseaux : je pense que l’on a été un peu loin en disant que les réseaux devenaient une sorte de commodité. On constate aujourd’hui que beaucoup d’investissements sont encore nécessaires pour moderniser ces réseaux. Les acteurs avec la capacité de créer de réseaux à haut débit auront une position de force. Ces réseaux performants représentent une forme de rareté. La gestion du trafic va devenir clé. Déjà aujourd’hui le trafic sur les réseaux mobiles représente 3 fois la voix et la data sur les réseaux fixes. Le mobile est un réseau qu’il faudra partager à tout moment avec d’autres opérateurs. Il s’agit d’un vrai gisement de croissance et de valeur pour France Télécom. Cela permet aussi de compenser les impacts négatifs de la régulation. A France Télécom nous sommes convaincus qu’il y a -en matière de tarifications- des nouvelles voies à explorer.
2. Développement des services et des usages. Les services sont le plus souvent amenés par des acteurs « over-the-top » (notamment les acteurs américains d’internet). Mais dans les services l’opérateur a un gros point de force : il est le seul a avoir une relation directe avec le consommateur final (France Télécom a 200 millions de clients avec lesquels il est en contact par le biais d’une facture). Chez France Télécom 3000 personnes travaillent en R&D sur les nouveaux services et les nouveaux usages des terminaux connectés. Les axes d’investigation de la R&D sont ensuite traduits en offres concrètes. Actuellement il y a à peu près 1000 développements en gestation qui vont du mobile banking au mobile payment.
3. International : il y a encore beaucoup d’endroits dans le monde où les taux de croissance sont à deux chiffres soit parce qu’il y a encore des poches de croissance soit parce que les marchés sont sur des modèles « pre-paid » (cartes prépayées) qu’il faudra transformer en « post-paid » (formules d’abonnement). En terme de présence internationale France Télécom mise énormément sur l’Afrique et le Moyen-Orient. Il faut faire de la croissance organique sur ces pays. Le phénomène du haut débit mobile est très important en Afrique car il permet aux africains d’accéder à internet, les réseaux filaires étant quasi-inexistants. France Télécom travaille avec Apple sur l’idée d’un smartphone pour le marché africain (prix objectif = 100 USD, soit beaucoup moins cher qu’un smartphone en Europe ou aux US). Les relais de croissance pour France Télécom seront vraiment en Afrique et au Moyen-Orient.
Les Echos : pourquoi l’intérêt de France Télécom pour le Monde en tandem avec Perdriel ?
Stéphane Richard : je n’ai jamais dit que FT n’avait pas de stratégie d’investissement dans les contenus. 400 millions d'euros par an sont actuellement consacrés à l’achat de contenus, mais la stratégie d’achat de contenus a besoin d’être actualisée. Je suis en faveur de modèles ouverts et non pas de modèles fermés : des modèles fermés (type le football, ndr) ne sont pas soutenables sur le long terme. La distribution de contenus en exclusivité aux abonnés ne sera d’ailleurs bientôt plus possible. De ce fait, je cherche un partenariat dans les contenus axé sur la technologie, d’où l’intérêt de devenir partenaire minoritaire d’un groupe de presse et d’avoir accès aux contenus numériques : capitaliser sur l’audience internet d’un journal connu comme le Monde ne représente pas une contradiction.
Les Echos : on débat beaucoup de la neutralité du net avec l’idée que les gros fournisseurs de contenus (Google, Youtube, …) devraient payer pour l’utilisation des réseaux. Allez-vous pouvoir leur faire payer une facture ?
Stéphane Richard : sur les réseaux mobiles on est tous confrontés à un problème de congestion, car un petit nombre d’utilisateurs pompent la grande partie de la bande passante. France Télécom ne peut pas garantir que l’ensemble des contenus soit gérable avec les mêmes grilles tarifaires et la même qualité de service pour tous. Une discrimination par la qualité et par le prix peut tout à fait être imaginée demain : il n’y aurait rien de scandaleux et de toutes les façons on va bien être obligés d’en arriver là. Je me suis entretenu avec Sergey Brin, co-fondateur de Google, et c’est lui-même qui m’a suggéré de différencier par qualité de services et prix.
Les Echos : pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Steve Jobs ?
Stéphane Richard : Les iPhones représentent une petite partie des téléphones en circulation. A la rentrée en Septembre il va y avoir d’autres acteurs qui rentreront dans l’arène concurrentielle à la fois avec des nouveaux smartphones et de nouvelles tablettes.
France Télécom est le deuxième client d’Apple dans le monde. Sur un an ils achètent 1,7 millions d’iPhones sur 30 millions de téléphones au total. Apple est passionné par le projet africain de smartphone à bas prix. Jobs n’est pas un homme de chiffres mais un homme de produits. Il a passé par exemple 10 minutes à m’expliquer pourquoi l’iPad était le BON format de tablette. Il est impressionnant par sa force. Il doit être terroriste dans la construction de ses produits et les exigences de qualité. Il mange tous les midis avec ses employés à la cafétéria et va trainer à l’Apple Store à Palo Alto pour parler avec ses employés.
Les Echos : on a l’impression que France Télécom veut mettre des obstacles sur la route du quatrième opérateur de téléphonie mobile Free.
Stéphane Richard : nous n’avons pas obligé Free à acheter la 4ème licence 3G. Si ça avait été l’affaire du siècle il y aurait d’ailleurs eu d’autres candidats ! Free était seul et savait parfaitement qu’il n’y avait aucune sécurité sur l’itinérance 3G. Maintenant il est confronté aux gros investissements tels l’implantation d’antennes et trouver des emplacements, etc. Et ce n’est pas facile. France Télécom a investi des milliards d’euros pour construire son réseau 3G : pourquoi serait-il obligé de le partager avec Free ? L’autorité de régulation ne s’est pas exprimée clairement sur ce sujet. Mais s’ils obligent les opérateurs existants à ouvrir leurs réseaux 3G pour Free, alors ils devraient refaire l’appel d’offre, car d’autres concurrents ne se sont pas présentés à cause justement de l’absence d’itinérance 3G.
Question du public : si les médias vous intéressent, pourquoi ne pas avoir visé le Parisien, plutôt que le Monde comme journal ?
Stéphane Richard : Orange ne veut pas être le pivot d’un projet de reprise. Si un journal compatible avec nos objectifs nous propose une participation minoritaire, et si la reprise du Monde ne marche pas, on pourrait s’y intéresser.
Question du public : convergence fixe-mobile. Dans combien d’années les lignes fixes auront-elles disparu ?
Stéphane Richard : personne ne mise sur la disparition des réseaux fixes. D’ailleurs les réseaux mobiles ont besoin d’avoir un backbone fixe. Il n’y aura pas un réseau qui l’emporte sur un autre. La télésanté, le télétravail, la télé-éducation auront besoin de réseaux fixes : d’où l’intérêt du réseau à haut débit fixe qui est la fibre. Le réseau cuivre perd entre 400 et 500.000 lignes par an. France Télécom doit gérer la transition entre le réseau cuivre et le réseau fibre, mais n’est pas dans une logique de transition entre fixe et mobile.
Question du public : Et la Tribune ? Et Noos ?
Stéphane Richard : l’information est l'un des principaux contenus que les internautes vont rechercher sur la toile, donc France Télécom ne peut pas ne pas s’y intéresser. Aujourd’hui ils travaillent avec tous les journaux.
Question du public : la gratuité. Quelle est votre vision de la transhumance d’un modèle gratuit à un modèle payant de consommation du contenu ?
Stéphane Richard : c’est un combat qui est difficile mais qui est certainement indispensable, car le mécénat a des limites. La révolution numérique doit faire émerger un modèle économique pour monétiser les contenus. Je suis un peu remonté contre des acteurs qui entretiennent le modèle de la gratuité tout en se finançant grâce à la captation de la recette publicitaire, Google pour ne pas les citer. Internet doit être ouvert mais également équitable, afin que tous les acteurs y trouvent leur compte. Il faudra aller vers des solutions d’abonnement ou d’agrégation de contenu. Le numérique est une formidable opportunité pour la presse pour élargir la diffusion (vis-à-vis du papier qui décline). Face à cette situation deux attitudes sont possibles. Soit on considère que le monde change et qu’on y peut rien : c’est une manière de voir les choses ; soit on essaye de faire évoluer les choses : France Télécom ambitionne d’être un acteur qui permet une répartition équitable des ressources.
Question du public : il y a-t-il des logiques d’alliance à l’international, comme celle qui a été mise en place en Angleterre ?
Stéphane Richard : Les environnements réglementaires ne sont pas encore prêts pour cela. En Suisse, par exemple France Télécom n’a pas réussi à convaincre l’autorité anti-trust. Il y a une forte fragmentation de la réglementation dans chacun des pays européens : c’est un problème par rapport à la Chine ou aux Etats-Unis. En Europe il y a 160 opérateurs télécom contre une dizaine aux Etats-Unis et quelques-uns en Chine.
Question du public : est-ce que le prix très élevé des licences UMTS n’a pas été à l’origine de l’inexorable déclin de certains acteurs télécoms européens tels que Nokia ou Siemens ?
Stéphane Richard : France Télécom travaille avec des équipementiers Européens. Il ne faut pas être trop pessimistes. Les européens peuvent être tout à fait compétitifs sur la LTE. Par exemple France Télécom a construit un centre avec Alcatel Lucent qui maitrise très bien cette technologie.
Les Echos : est-ce que la page des difficultés sociales de France Télécom est tournée ?
Stéphane Richard : Non. Je passe beaucoup de temps avec les instances des salariés et la médecine du travail. La crise qui a secoué France Télécom n’a pas été une simple bourrasque sociale. Les salariés sont dans un malaise très profond qui prend ses racines dans l’impression d’une absence de projets, dans le vieillissement des instances sociales. Il faut apporter une transformation profonde qui prendra du temps et sera longue. Il’ s’agit d’une reconstruction profonde de l’entreprise qui est un travail de longue haleine. Aujourd’hui le dialogue a été ouvert. Parfois il est dur. Pour le comité de Direction cela implique un travail de tous les instants sur l’exécution. Il faudra qu’il y ait une énergie constante et que l’on vérifie en permanence que tout ce que l’on a voulu mettre en place se passe effectivement sur le terrain.